Revue En Question n°19. Aix en Provence. 1998
Anne JORRO
Mots
clés :
Gestes
professionnels, lecture phénoménologique herméneutique, intersubjectivité,
apostrophe évaluative, praxis, sujet professionnel.
Résumé :
La
réflexion proposée tente de situer les gestes professionnels selon une approche
phénoménologique herméneutique et en regard d’une perspective d’ingénierie de
la formation. En contrepoint des aspects d’expertise, se prévaloir d’un geste
professionnel revient à promouvoir l’enchevêtrement des dimensions symboliques
et opératoires sans lesquelles le geste perdrait de sa puissance pour figurer
comme simple acte. Un tel dessein incite à souligner la source inépuisable du
geste et à s’intéresser, au delà de la
question de sa signification, au sujet professionnel qui l’impulse.
Sommaire
Introduction p.
3
I - Le
sujet professionnel p.
5
II -
Qu’est-ce qu’un geste professionnel ? p.
7
III - La
praxis comme visée p.10
IV -
L’apostrophe évaluative p.13
V - Trois
gestes : bricolage, résistance et braconnage p.15
Conclusion p.17
Bibliographie p.19
Introduction
L’importance
croissante de l’ingénierie de la formation avec son cortège de modèles experts
nous pousse à interroger ce que couramment on appelle professionnalité, et, que
les institutions de la santé, de l’éducation, ou du secteur social reprennent
volontiers à leur compte lorsqu’il s’agit de mobiliser leurs ressources humaines,
à travers les acteurs agissant respectivement dans chacune d’elles. Cette
tendance, renforcée et amplifiée par la centration sur les compétences à construire et / ou à
transférer, se manifeste de façon si naturelle que l’on serait presque gagné par
ce ronronnement idéel. Or, une analyse pragmatique des discours révélerait les
résonances idéologiques qui émanent du caractère performatif du terme
compétence. Dire que l’on travaille sur des compétences ne serait - ce pas
affirmer que l’on est potentiellement compétent, et, qu’avec cette manière de
se dire, l’on se prend à rêver d’une appropriation magique !
Ainsi, par
professionnalité, il faudrait entendre le rapprochement de l’acteur si ce n’est
l’adhésion ou l’adéquation optimale de ce dernier à un référentiel métier ou,
mieux encore, à un référentiel de compétences affiché dans sa version
définitive. La professionnalité se confondrait avec la conformisation à un
profil sans tenir compte des interactions contextuelles, des jeux propres de
l’agir en situation...
A bien y
regarder cette concorde reste de surface. Pour ce qui est de l’agir, les
acteurs apposent très vite leurs schémas d’interprétations (Friedberg, 1997).
Si l’annonce de la professionnalité comme but à atteindre peut gêner les
professionnels et interpeller la recherche c’est qu’un court-circuit apparaît
dès que le ou les modèles sous-jacents sont identifiés.
Sans
récuser les liens à tisser entre processus de professionnalisation et
professionnalité, nous essaierons
d’articuler les processus de formation aux impératifs pragmatiques inaugurés
par les référentiels de compétences. Que les buts fixés visent un aboutissement
ou un processus, il reste que la question des compétences reste extérieure au
sujet en formation tant ce qui compte surgit du descriptif avec l’affichage des
référentiels pour atteindre un niveau de prescription dans la mise en œuvre des
savoirs professionnels. L’entrée par les compétences ne préfigurerait-elle pas
une formation à l’expertise dont on sait, par ailleurs, qu’elle participe en
tant que composante de la professionnalité ?
Cette
question nous taraude au point de proposer une approche des gestes
professionnels et d’ouvrir un chantier de réflexion autour des processus de
formation qui enchâsseraient dans le cours de l’action une approche
compréhensive. Ainsi, dans toute logique instrumentale ou fonctionnelle s’insinuerait une logique herméneutique. Tel
est le propos qui sera assumé dans les lignes qui suivent.
I - Le sujet professionnel
L’opposition
courante entre instrumentalité et
intentionnalité sera ici revisitée. Dans l’action professionnelle il ne saurait
exister un pur instrumentalisme, une
pure intentionnalité du sujet professionnel. Cet essentialisme confine à
l’artificialité. Il suffit de travailler avec des professionnels pour entendre
l’enchevêtrement de ces dimensions et saisir les entrelacs de l’action.
Seulement si le chercheur est conscient de cet écheveau (Jorro, 1998-b), sa
complexité n’est pas forcément appréhendée par l’acteur qui risque de
considérer l’action, le tangible comme les points ultimes de référence. Aussi
la formation consiste – t - elle en une tension entre les potentialités du
sujet en formation et les enjeux opérationnels de la professionnalité. A trop
insister sur les objets pragmatiques, on aboutit au façonnage, au formatage
(Michel Vial, 1997) de l’acteur professionnel, ce qui génère, du même coup, son éloignement des
dimensions sensibles, interprétatives, auto-réflexives qui le constituent en
tant que sujet singulier.
Dire d’un professionnel qu’il est un sujet professionnel risque de
choquer
· d’une
part, parce que le lien couramment établi entre profession et rôle
professionnel sollicite une approche sociale au sein de laquelle il est convenu
de décrire les déplacements professionnels, les reconversions de l’acteur
social inséré dans un tissu économique. Ce qui incline à développer une lecture
« macro » de l’acteur professionnel, lecture par ailleurs renforcée
par la conjoncture politico - économique du moment qui interpelle alors
l’acteur social,
· d’autre
part, parce que les aspects personnels et interpersonnels sont sous le coup de
la partition : l’articulation entre l’acteur social et le sujet appelle un
projet ambitieux, faire de chaque professionnel un sujet qui ne s’ignore pas.
Un tel dessein implique une confrontation entre singularité du sujet et
extériorité du professionnel, ce qui revient à faire jouer les dimensions
endogènes et exogènes dans le processus de formation. Les unes relevant d’une approche
phénoménologique herméneutique laissant exprimer les significations qu’attribue
le sujet au monde, le réfléchissement de son expérience passée au regard de
celle qu’il vit au présent. Les autres étant directement liées au savoir professionnel,
aux compétences à mettre en jeu. Si le sujet est l’initiateur de projets que le
professionnel actualise nous pouvons alors proposer l’articulation inédite de
sujet professionnel (Jorro, 1998-a).
La
professionnalisation, loin d’être une parcours linéaire, se gagne dans le
conflictuel, dans la tension entre son individualité et les référentiels en
jeu. Le sujet en formation n’assimile pas ces énoncés prescriptifs d’une part
parce qu’il peut s’en démarquer par sa négatricité (Ardoino, 1993) et opposer
sa manière d’être et de faire mais aussi parce que la formation impliquant
rupture et dépassement (Kaës, 1979), il les travaille, les modélise selon sa
logique de fonctionnement. Point de nivellement du sujet mais une
réappropriation qui ne va pas de soi. Avec le différentiel de
professionnalisation, Vial (1996) désigne les transformations opérées par le
formé à partir d’un référentiel préétabli lorsqu’il aborde « le
métier » de façon personnelle. Faute de quoi, il se contenterait de prendre
le référentiel dans ce qu’il affiche de plus linéaire, de plus traditionnel, et
glisserait alors de l’initiation à l’imitation.
Il y va
donc d’une posture à gagner, d’une manière de se situer dans le monde et y
compris dans le champ professionnel. Par posture, on peut entendre
intentionnalité du sujet ouverte aux valeurs, aux récits, aux imaginaires, à
l’éthique professionnelle, intentionnalité qui marquera l’action de son
empreinte. Si la reconnaissance de l’auteur de l’acte reste faible, Ricoeur
(1990) dénonce l’oubli de l’agent de l’action tant l’ontologie de l’événement
accapare les théoriciens de l’action. Noyé dans l’approche impersonnelle, le
porteur de l’action figure comme un être transparent, soumis à l’approche
causaliste des chaînes d’action. Or, le philosophe souligne l’initiative du
sujet non pas tant pour l’identifier comme acteur mais plutôt pour mettre en
scène son intervention dans le cours du monde, inscrivant de ce fait la
dimension temporelle de sa situation, c’est à dire sa mutabilité identitaire. Cette identité / altérité du sujet
caractérise le registre existentiel de la posture par laquelle le sujet
professionnel se mobilise pour agir et
plus encore pour exprimer et se reconnaître dans une matrice symbolique à travers les gestes
professionnels.
II - Qu’est-ce qu’un geste professionnel ?
Une façon
de répondre à cette interrogation consiste en un détour d’ordre pictural. En
observant si ce n’est en contemplant la reproduction d’une peinture murale de
la Chapelle Sixtine, l’œil découvre une œuvre fort connue de Michel Ange, qui
retrace la création. Dieu y est présenté
dans sa nudité, adressant au fils, un
geste d’une grâce infinie. Le bras tendu suggère une expansion symbolique
(Guérin, 1995) confortée par la durée de l’observation attentive. Le silence
qui entoure la contemplation de la scène est aussitôt gagné par un autre
intervalle silencieux, empreint de réflexion. Le regard interprète ce qu’il
perçoit, tente de comprendre le geste non pas simplement comme un mouvement
adressé au fils mais comme un message à visée universelle. Le geste est saisi
dans sa dimension interprétative.
Au lieu
d’apparaître comme un acte réflexe, machinal, il se charge de sens, plonge le
spectateur dans les profondeurs de son opacité. Ricoeur (1990) entrevoit
l’insondabilité de l’action dans le fait « qu’aucune détermination ni
linguistique, ni praxique, ni narrative, ni éthico-morale (de l’action),
n’épuise le sens de l’agir » . Les impressions et les commentaires qui
affleurent à l’issue de cette plongée dans la peinture avancent d’une même voix
les idées de don, de transmission, voire de tendresse, de générosité,
d’authenticité et encore de puissance, de force émanant du mouvement du
bras. Le geste prend une ampleur symbolique
tant le registre de l’observation est vite dépassé par celui de
l’interprétation et convoque le sensible dans l’approche réflexive. Mais, cette
volonté de comprendre le geste de façon nominale se heurte aussitôt à
l’indicible, le geste échappe à la captation du verbe.
En revenant
à notre propos initial portant sur l’articulation entre les dimensions
pragmatiques et herméneutiques, on peut considérer que le geste inaugural entre
le père et le fils s’appuie sur une compétence de communication mais plus
encore s’éploie symboliquement et de manière ineffable. En retrouvant ce double
fond, ces coulisses du jeu interprétatif, l’action résiste au regard panoptique
qui garantit la transparence (Foucault,
1975).
Dès lors,
une réflexion s’instaure sur les aspects opératoire et symbolique du geste. A
moins d’être routinier, le geste manifeste une intention, implique une lecture
à plusieurs niveaux. Il donne à comprendre puisqu’il est du point de vue de
celui qui l’impulse, un mouvement jaillissant de l’univers culturel qui est le
sien avec son peuplement d’images et de modèles plus ou moins conscients. La
facticité apparente du geste vole en éclats et laisse émerger une relation au
monde, une manière d’être. L’anthropologie, à travers Leroi-Gourhan (1982) a
souligné l’importance du geste porté par l’imaginaire de celui qui l’initie.
Selon l’auteur, l’histoire de l’humanité comprise à partir du geste et de la
parole est marquée par le désir de l’homme. Toute création technologique est
nourrie de l’imaginaire humain si bien que, derrière la construction d’outils
et dans chaque taille de pierre, le geste est la manifestation tangible du
désir. De son coté, Mauss ( 1950) décrypte les montages
« bio-psychosociologiques » à travers les techniques du corps et
incite à réfléchir sur les dimensions plurielles de la gestualité. De même, les
conduites rituelles appellent une lecture « à double fond » comme si
la manifestation de la conduite dans son aspect itératif constituait le
prémisse concret de significations en échos.
Sur le
terrain scolaire, l’observation d’une classe fonctionnant en pédagogie Freinet
nous pousserait à convenir qu’elle ressemble plus à l’atelier d’un bricoleur
avec ses désordres apparents, la circulation de la dynamique langagière selon
des règles différentes, qu’à une classe traditionnelle. Les gestes adhèrent à
un univers coopératif, emblématisent un système de valeurs, s’affranchissent du
code fonctionnel.
En partant
de l’idée que le geste synthétise deux dimensions non pas opposées et
complémentaires, mais opposées et de subordination, nous pouvons dire que le
symbolique appelle l’opératoire, et que
ce dernier n’est rien sans l’autre, ou, si peu que le geste se transformerait
en faire. La relation d’enchâssement est constitutive du geste. Les gestes
professionnels inscriraient une mise en abyme de l’action.
Un autre
modèle de l’action est alors convoqué.
III - La praxis comme visée
Le geste
professionnel se déploie dans l’action et ce déploiement risque d’être fort
différent selon qu’il est posé comme aboutissement ou comme processus. Lorsque
le terme de l’action l’emporte, le geste professionnel vise une expertise, une
réalisation aboutie. Du coup, le concept de geste fondé sur l’idée de mouvement
avec sa densité intentionnelle devient inapproprié.
Lorsque le
processus préoccupe l’initiateur du geste, le mouvement prolonge une intention,
une manière d’être en relation avec le monde. Porté par le désir d’agir, ce
dernier s’inscrit dans une praxis, c’est à dire dans une quête de sens qui
mobilise l’auteur perméable à l’action, aux ressources et contraintes du
contexte. Le geste professionnel surgit de la réflexion en action (Schön, 1996)
du praticien qui développe alors une épistémologie et une éthique de l’action
en réfléchissant à ses savoirs d’action et à la manière de les mobiliser dans
le contexte professionnel. La praxis se déploie sous la puissance du
questionnement :
· Mes
actions sont-elles régies par la conviction a priori ou bien intègrent- elles
les éléments émergents en cours d’action ?
· Ma
façon d’être en relation avec autrui dans l’exercice de mes fonctions suscite –
t - elle la fermeture ou l’échange ? La fuite ou la co-opération ?
· Mon
investissement est-il porteur de significations d’ordre pragmatique ?
d’ordre herméneutique ? de désordre intérieur ? d’angoisse.. ?
de lassitude ?
· Suis-
je prêt ou prête au dialogue, à la confrontation des points de vue, à assumer
la contradiction ?
· Quel confort puis-je trouver dans l’expertise et
où se loge-t-il dans la recherche de sens ?
· Mes
gestes sont-ils porteurs des valeurs qui m’irriguent ?
· Comment
mon projet professionnel alimente-t-il mes gestes ? Comment mes gestes me portent-ils vers un
ailleurs professionnel et personnel ?
Un tel auto-questionnement surgit lorsque le sujet
professionnel est inscrit dans la praxis et qu’il se soucie des différents
registres qui le motivent comme l’imaginaire, les valeurs, les aspirations. Le
geste est alors conçu comme un moment de la biographie de l’homme. Lesne (1984)
reprend la formule de Gramsci selon laquelle l’homme est « le processus de
ses actes ».
Cet aspect
fondamental ne doit pas occulter ce qui pousse les professionnels au
questionnement. Les considérations d’ordre fonctionnel qui s’expriment
comme une quasi nécessité frisent souvent l’enlisement dans le faire mais
peuvent aussi receler une teneur
heuristique à ne pas sous-estimer. Le
fonctionnel peut acheminer l’acteur vers des dimensions herméneutiques.
Ainsi, les ratés de l’action, les bifurcations plus ou moins bien vécues, les
réaménagements d’une séquence ou d’un dispositif, présentés dans des énoncés
constatifs cachent une révolte devant
l’incompréhension de la situation vécue, une demande d’aide au décryptage. Les
faux pas de l’agir se répercutent sur l’identité malmenée du sujet qui cherche
alors à comprendre.
La pratique
professionnelle s’inscrit sur fond de rapport de force, de polémologie tant
l’imprévisibilité des événements propulse le professionnel vers l’exercice du
risque. Les métaphores du funambule et du jongleur sont souvent convoquées. La
pratique est loin de figurer comme un processus sans aspérités. Tout y est
confrontation, négociation. Le praticien fait avec bricolant dans l’urgence,
inventant parfois, sur le mode conflictuel, des façons de faire impensées
jusqu’alors. Dans cette variabilité praxéologique où les savoirs ne livrent pas
leur mise en œuvre (Jorro, 1995), le praticien assume sa clandestinité. Les
manières de faire, les usages apparaissent donc du coté du tactique par
opposition au stratégique (De Certeau, 1980). L’auteur distingue des types d’action
en conférant à la tactique une certaine mobilité « la tactique doit jouer
avec le terrain qui lui est imposée tel que l’organise la loi d’une force
étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une
position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi. »
(p.60-61) Par opposition, la stratégie « postule un lieu susceptible
d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de
ses relations avec une extériorité distincte ». Dans la tactique nichent
des opérations élémentaires à effet immédiat mais aussi des gestes
professionnels gorgés d’intuition.
Le geste
substitue au machinal et à l’instrumental son caractère routinier tout en les
intégrant dans une visée praxéologique. Si la distinction de Arendt, reprise
par Imbert (1994) entre poiesis et praxis nous aide à comprendre ce qui d’un
coté est proche de l’ordonnancement séquentiel avec le schéma fin - moyens, et
de l’autre de la prolifération de gestes improvisés signant la recherche de sens de la part du
praticien, il reste que leur opposition sera ici revue.
La praxis
comme visée n’exclut pas le recours à la poiesis ( Ricoeur, 1990). Simplement
le poids qui leur est attribué, le statut qui leur est accordé peuvent devenir
problématique. Praxis et poiesis sont deux contraires que le professionnel, par
son geste, articule (Vial, 1997). En rester à
l’opposition poiesis/praxis reviendrait à éluder les entrelacs de
l’action dans ses dimensions opératoires et symboliques. L’œuvre de Marcel Duchamp
n’est en rien réductible à une volonté ferrailleuse mais élancée par le désir
de faire sens. Le spectateur entrevoit
dans la création de l’artiste la part tendue du faire, et recherchant sa
visée, bascule dans l’interprétation. De même,
l’enseignant connaît la part du dispositif dans l’envergure du projet de
classe, de même le soignant sait que le prix de l’accompagnement du patient se
paye avec force procédures d’où s’échappent les gestes d’attention et d’accueil.
La praxis
est alors une visée qui s’appuie sur la poiesis pour mieux rebondir et tendre vers les questions de sens.
IV - L’apostrophe évaluative
La praxis
ne constitue ni un aire protégée ni un lieu identifié encore moins « un
long fleuve tranquille » pour le sujet professionnel. L’auteur de l’action
est secoué par les perturbations du vivant si bien que parfois euphorique (ça a
marché !), le plus souvent tiraillé, il est conduit à reconnaître son
ignorance ou ses maladresses en parlant de ses hésitations et de ses errances. Lorsqu’il
retrace sa volonté de donner du sens aux situations qu’il rencontre, il vit un
équilibre instable, pris dans le gambit de la réflexion. Il se demande si ce
qu’il avance est vraiment pertinent ? Si ce qu’il choisit de mettre en
évidence contribue à la signification ? Si, par un effort, il lui faut
revenir sur ses omissions, sur ce qu’il
n’ose pas dire ou ce qu’il voudrait avouer..!
Il tente
d’ouvrir le sens de l’action, de pratiquer un dépli pour défaire l’ourlet
de son implication. Il vit alors un processus
d’apostrophe évaluative où le « retour sur » lui apparaît difficile à
opérer. Comme la boucle réflexive « l’auto » glisse « entre les mailles » de sa
pensée mouvante et inconsistante, il
chemine par le détour. L’apostrophe évaluative n’est autre que cette tentative
de décryptage des déplacements de sens.
Autrement
dit, tout sujet professionnel apostrophe le sens lorsqu’il ne se contente pas
de poser des questions à la cantonade mais lorsqu’il interroge le point de vue
à partir duquel il donne du sens. Les altérations vécues sont alors réfléchies
par l’intermédiaire de l’apostrophe. Au quotidien ces interpellations
s’atténuent tant les routines qui nous orientent nous font aller de l’avant
sans retour, sans bouclage sur ces évidences mêmes. Avec l’évaluation ce qui se
joue c’est la recherche d’un double, triple, énième fond, par la mise en
question des choses établies et assurées. Il s’agit de réinscrire l’étranger
dans la banalité de nos façons d’être et de penser. Rien ne permet d’affirmer
que la réponse est là toute prête tant
les routines, les stéréotypes de pensée,
les cadres de références sont nôtres.
Sur le
terrain de la formation, cela revient à apprendre à chercher, à investiguer à
partir de soi, ce qui suppose d’apprendre à se connaître, d’apprendre à repérer
ses propres fonctionnements, ses propres cheminements de pensée, ses propres
courts-circuits, ses propres cadres.
Processus
de dévoilement d’une altérité, l’apostrophe évaluative mobilise le sujet par
rapport à son devenir, l’incite à se poser des questions sur ce qu’il met en
œuvre dans l’action, à reconnaître ses mouvements, ses hésitations, ses
savoir-faire pour les mettre en perspective. Dans la situation de formation, il
ne s’agit pas de penser le sujet comme une coquille vide mais de l’autoriser à
devenir concepteur et pris dans le mouvement, à adopter la posture de
l’arpenteur prêt à travailler à une appropriation - création de sens.
V - Trois gestes : bricolage, résistance et
braconnage.
Si les
gestes professionnels impliquent un détour réflexif, un travail d’auto -
questionnement que nous avons dénommé apostrophe évaluative, ils présupposent
une intersubjectivité. La dépendance de l’action, les interactions qui en
découlent situent le porteur de l’action dans un réseau de déterminations
fonctionnelles (contraintes de situation), d’influences interpersonnelles
(l’acteur n’évoluant pas dans un désert !), d’irrigations culturelles
puisque tout professionnel est porté par
les normes, valeurs, aspirations, idéologies, images de son institution, mais
aussi de son contexte de vie, de sa biographie.
La source
inépuisable du geste garde son aspect énigmatique. Faire réfléchir des
professionnels aux gestes qu’ils impulsent revient à identifier des styles
d’intervention et à saisir la part des gestes de résistance, des gestes de
bricolage et de braconnage constitutifs de l’espace intersubjectif de l’agir.
- Les gestes de résistance :
Parlés en
terme de contre-stratégie, de négatricité, les gestes de résistance renvoient à
la capacité de l’acteur « à déjouer les stratégies dont il se sent être
l’objet » (Ardoino, 1993). Gestes identifiés par Friedberg (1997) qui
analysent la puissance des schémas d’interprétation des acteurs. Ces gestes
sont particulièrement présents en formation tant la rupture avec des cadres de
référence apparaît douloureuse, voire exclue pour un temps. Si le formateur
situe les gestes de résistance dans le processus de formation, son rôle est de
les interpeller.
- Les gestes de bricolage :
Les gestes
de bricolage font appel aux aménagements tactiques, aux manœuvres locales qui
permettent au praticien de coller au terrain, au contexte avec les moyens du
bord. La circonstance l’emporte sur la planification (Lévi-Strauss,1962),
l’opportunité sur le plan arrêté. Ainsi, pourra-t-on identifier les petites
transformations mises en place. D’aucuns parleraient aussi d’applicationnisme,
d’autres y verraient un cheminement prudent de l’autonomie.
- Les gestes de braconnage :
Empruntée à
De Certeau (1980) la notion de braconnage s’établit sur fond de polémologie
inventive, de fronde, de clandestinité de l’action. Le praticien recherche une
rupture, s’engage dans l’inédit de la provocation comme pour éprouver le
sentiment d’exister. Plutôt que de camper sur des positions acquises, il
choisit de défricher élancé par son propre défi.
Lorsque les
praticiens réfléchissent aux gestes qui les portent, ils font apparaître la
docilité des gestes de bricolage, ou l’insolence des gestes de braconnage
toujours reliés aux gestes de résistance. Le lien résistance - braconnage est
explicité en terme de prise de risque,
de lancement de défis comme si l’altérité constitutive de l’agir interpellait
au plus profond l’identité personnelle.
Par
ailleurs, l’espace intersubjectif de l’agir s’exprime aussi dans le souci qui
pousse l’auteur du geste à développer une attention, une vigilance tant il sait
que le geste proféré résonne et propage des ondes de sens. Ce souci dont
Heidegger (1986) a souligné la présence maintient le geste dans une tension :
l’auteur du geste reconnaît l’autre comme sujet. Et ce souci propre à l’auteur
gagne son destinataire parce que le geste enveloppant témoigne du
penser-à-l’autre (Lévinas, 1991).
Manifestation
d’une relation au monde, le geste témoigne d’une intégration d’un penser
singulier - pluriel. Laissant un écho au moment précis où il disparaît, il
est trace éphémère d’une intention qui
envahit l’espace – temps intersubjectif.
Par sa puissance symbolique le geste instaure une temporalité affective à
l’endroit même de sa disparition.
Conclusion
Le propos
ici tenu assume une approche du singulier en formation, conçoit la formation
comme une élaboration plurielle de l ’identité. Ainsi un point de vue
phénoménologique herméneutique des questions de professionnalisation nous a
poussé à travailler la problématique des gestes professionnels. Partant de
l’hypothèse que les gestes constituent un lien entre le pôle singulier du sujet
et le pôle plus général qui met l’accent sur l’actualisation des compétences
professionnelles.
Le geste
entendu comme désir d’inscrire une trace qui parle de la biographie de son
auteur témoigne d’une matrice symbolique qui le fait surgir pour soi et pour
autrui. Son pouvoir de radiance révèle l’intersubjectivité qui le constitue en
tant que mouvement. Il devient un plein dans l’éphémère de la relation à
l’autre. Comme il est pensé pour soi et pour l’autre il ouvre différents
registres de dialogue. Les styles d’intervention nourris des gestes de
bricolage, de braconnage et de résistance n’échappent pas à l’apostrophe
évaluative. Par le geste, le sujet professionnel est invité à se poser la
question du sens de l’agir.
Le titre
inaugure un paradoxe. Inscrire, c’est laisser une trace sur laquelle le regard
peut s’attarder, au lieu de cela le geste se dilue dans l’espace, est recouvert
par d’autres gestes, s’efface matériellement aussi vite qu’il est apparu. Il
demeure pour celui qui l’instaure, pour celui qui le reçoit, pour celui qui
l’attend et l’espère. Promesse du geste....
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