quarta-feira, 15 de abril de 2015

L’inscription des gestes professionnels dans l’action

Revue En Question n°19. Aix en Provence. 1998

 Anne  JORRO
  
 Mots clés :
Gestes professionnels, lecture phénoménologique herméneutique, intersubjectivité, apostrophe évaluative, praxis, sujet professionnel. 

Résumé :
La réflexion proposée tente de situer les gestes professionnels selon une approche phénoménologique herméneutique et en regard d’une perspective d’ingénierie de la formation. En contrepoint des aspects d’expertise, se prévaloir d’un geste professionnel revient à promouvoir l’enchevêtrement des dimensions symboliques et opératoires sans lesquelles le geste perdrait de sa puissance pour figurer comme simple acte. Un tel dessein incite à souligner la source inépuisable du geste et  à s’intéresser, au delà de la question de sa signification, au sujet professionnel qui l’impulse. 

                                                Sommaire

 Introduction                                                                                     p. 3
 I - Le sujet professionnel                                                                 p. 5
II - Qu’est-ce qu’un geste professionnel ?                                        p. 7
III - La praxis comme visée                                                              p.10
IV - L’apostrophe évaluative                                                            p.13
V - Trois gestes : bricolage, résistance et braconnage                      p.15
 Conclusion                                                                                        p.17
 Bibliographie                                                                                    p.19


 Introduction
  
L’importance croissante de l’ingénierie de la formation avec son cortège de modèles experts nous pousse à interroger ce que couramment on appelle professionnalité, et, que les institutions de la santé, de l’éducation, ou du secteur social reprennent volontiers à leur compte lorsqu’il s’agit de mobiliser leurs ressources humaines, à travers les acteurs agissant respectivement dans chacune d’elles. Cette tendance, renforcée et amplifiée par la centration sur les  compétences à construire et / ou à transférer, se manifeste de façon si naturelle que l’on serait presque gagné par ce ronronnement idéel. Or, une analyse pragmatique des discours révélerait les résonances idéologiques qui émanent du caractère performatif du terme compétence. Dire que l’on travaille sur des compétences ne serait - ce pas affirmer que l’on est potentiellement compétent, et, qu’avec cette manière de se dire, l’on se prend à rêver d’une appropriation magique !

Ainsi, par professionnalité, il faudrait entendre le rapprochement de l’acteur si ce n’est l’adhésion ou l’adéquation optimale de ce dernier à un référentiel métier ou, mieux encore, à un référentiel de compétences affiché dans sa version définitive. La professionnalité se confondrait avec la conformisation à un profil sans tenir compte des interactions contextuelles, des jeux propres de l’agir en situation...

A bien y regarder cette concorde reste de surface. Pour ce qui est de l’agir, les acteurs apposent très vite leurs schémas d’interprétations (Friedberg, 1997). Si l’annonce de la professionnalité comme but à atteindre peut gêner les professionnels et interpeller la recherche c’est qu’un court-circuit apparaît dès que le ou les modèles sous-jacents sont identifiés.

Sans récuser les liens à tisser entre processus de professionnalisation et professionnalité,  nous essaierons d’articuler les processus de formation aux impératifs pragmatiques inaugurés par les référentiels de compétences. Que les buts fixés visent un aboutissement ou un processus, il reste que la question des compétences reste extérieure au sujet en formation tant ce qui compte surgit du descriptif avec l’affichage des référentiels pour atteindre un niveau de prescription dans la mise en œuvre des savoirs professionnels. L’entrée par les compétences ne préfigurerait-elle pas une formation à l’expertise dont on sait, par ailleurs, qu’elle participe en tant que composante de la professionnalité ?

Cette question nous taraude au point de proposer une approche des gestes professionnels et d’ouvrir un chantier de réflexion autour des processus de formation qui enchâsseraient dans le cours de l’action une approche compréhensive. Ainsi, dans toute logique instrumentale ou fonctionnelle  s’insinuerait une logique herméneutique. Tel est le propos qui sera assumé dans les lignes qui suivent.

                                 I - Le sujet professionnel

L’opposition courante entre  instrumentalité et intentionnalité sera ici revisitée. Dans l’action professionnelle il ne saurait exister un pur instrumentalisme, une  pure intentionnalité du sujet professionnel. Cet essentialisme confine à l’artificialité. Il suffit de travailler avec des professionnels pour entendre l’enchevêtrement de ces dimensions et saisir les entrelacs de l’action. Seulement si le chercheur est conscient de cet écheveau (Jorro, 1998-b), sa complexité n’est pas forcément appréhendée par l’acteur qui risque de considérer l’action, le tangible comme les points ultimes de référence. Aussi la formation consiste – t - elle en une tension entre les potentialités du sujet en formation et les enjeux opérationnels de la professionnalité. A trop insister sur les objets pragmatiques, on aboutit au façonnage, au formatage (Michel Vial, 1997) de l’acteur professionnel, ce qui  génère, du même coup, son éloignement des dimensions sensibles, interprétatives, auto-réflexives qui le constituent en tant que sujet singulier.

Dire d’un professionnel qu’il est un sujet professionnel risque de choquer

·      d’une part, parce que le lien couramment établi entre profession et rôle professionnel sollicite une approche sociale au sein de laquelle il est convenu de décrire les déplacements professionnels, les reconversions de l’acteur social inséré dans un tissu économique. Ce qui incline à développer une lecture « macro » de l’acteur professionnel, lecture par ailleurs renforcée par la conjoncture politico - économique du moment qui interpelle alors l’acteur social,
·      d’autre part, parce que les aspects personnels et interpersonnels sont sous le coup de la partition : l’articulation entre l’acteur social et le sujet appelle un projet ambitieux, faire de chaque professionnel un sujet qui ne s’ignore pas. Un tel dessein implique une confrontation entre singularité du sujet et extériorité du professionnel, ce qui revient à faire jouer les dimensions endogènes et exogènes dans le processus de formation.  Les unes relevant d’une approche phénoménologique herméneutique laissant exprimer les significations qu’attribue le sujet au monde, le réfléchissement de son expérience passée au regard de celle qu’il vit au présent. Les autres étant directement liées au savoir professionnel, aux compétences à mettre en jeu. Si le sujet est l’initiateur de projets que le professionnel actualise nous pouvons alors proposer l’articulation inédite de sujet professionnel (Jorro, 1998-a).

La professionnalisation, loin d’être une parcours linéaire, se gagne dans le conflictuel, dans la tension entre son individualité et les référentiels en jeu. Le sujet en formation n’assimile pas ces énoncés prescriptifs d’une part parce qu’il peut s’en démarquer par sa négatricité (Ardoino, 1993) et opposer sa manière d’être et de faire mais aussi parce que la formation impliquant rupture et dépassement (Kaës, 1979), il les travaille, les modélise selon sa logique de fonctionnement. Point de nivellement du sujet mais une réappropriation qui ne va pas de soi. Avec le différentiel de professionnalisation, Vial (1996) désigne les transformations opérées par le formé à partir d’un référentiel préétabli lorsqu’il aborde « le métier » de façon personnelle. Faute de quoi, il se contenterait de prendre le référentiel dans ce qu’il affiche de plus linéaire, de plus traditionnel, et glisserait alors de l’initiation à l’imitation.

Il y va donc d’une posture à gagner, d’une manière de se situer dans le monde et y compris dans le champ professionnel. Par posture, on peut entendre intentionnalité du sujet ouverte aux valeurs, aux récits, aux imaginaires, à l’éthique professionnelle, intentionnalité qui marquera l’action de son empreinte. Si la reconnaissance de l’auteur de l’acte reste faible, Ricoeur (1990) dénonce l’oubli de l’agent de l’action tant l’ontologie de l’événement accapare les théoriciens de l’action. Noyé dans l’approche impersonnelle, le porteur de l’action figure comme un être transparent, soumis à l’approche causaliste des chaînes d’action. Or, le philosophe souligne l’initiative du sujet non pas tant pour l’identifier comme acteur mais plutôt pour mettre en scène son intervention dans le cours du monde, inscrivant de ce fait la dimension temporelle de sa situation, c’est à dire sa mutabilité identitaire.  Cette identité / altérité du sujet caractérise le registre existentiel de la posture par laquelle le sujet professionnel se mobilise pour agir et  plus encore pour exprimer et se reconnaître dans  une matrice symbolique à travers les gestes professionnels.

                        II - Qu’est-ce qu’un geste professionnel ?

Une façon de répondre à cette interrogation consiste en un détour d’ordre pictural. En observant si ce n’est en contemplant la reproduction d’une peinture murale de la Chapelle Sixtine, l’œil découvre une œuvre fort connue de Michel Ange, qui retrace la création. Dieu  y est présenté dans sa nudité,  adressant au fils, un geste d’une grâce infinie. Le bras tendu suggère une expansion symbolique (Guérin, 1995) confortée par la durée de l’observation attentive. Le silence qui entoure la contemplation de la scène est aussitôt gagné par un autre intervalle silencieux, empreint de réflexion. Le regard interprète ce qu’il perçoit, tente de comprendre le geste non pas simplement comme un mouvement adressé au fils mais comme un message à visée universelle. Le geste est saisi dans sa dimension interprétative.

Au lieu d’apparaître comme un acte réflexe, machinal, il se charge de sens, plonge le spectateur dans les profondeurs de son opacité. Ricoeur (1990) entrevoit l’insondabilité de l’action dans le fait « qu’aucune détermination ni linguistique, ni praxique, ni narrative, ni éthico-morale (de l’action), n’épuise le sens de l’agir » . Les impressions et les commentaires qui affleurent à l’issue de cette plongée dans la peinture avancent d’une même voix les idées de don, de transmission, voire de tendresse, de générosité, d’authenticité et encore de puissance, de force émanant du mouvement du bras.  Le geste prend une ampleur symbolique tant le registre de l’observation est vite dépassé par celui de l’interprétation et convoque le sensible dans l’approche réflexive. Mais, cette volonté de comprendre le geste de façon nominale se heurte aussitôt à l’indicible, le geste échappe à la captation du verbe.

En revenant à notre propos initial portant sur l’articulation entre les dimensions pragmatiques et herméneutiques, on peut considérer que le geste inaugural entre le père et le fils s’appuie sur une compétence de communication mais plus encore s’éploie symboliquement et de manière ineffable. En retrouvant ce double fond, ces coulisses du jeu interprétatif, l’action résiste au regard panoptique qui garantit la transparence  (Foucault, 1975).

Dès lors, une réflexion s’instaure sur les aspects opératoire et symbolique du geste. A moins d’être routinier, le geste manifeste une intention, implique une lecture à plusieurs niveaux. Il donne à comprendre puisqu’il est du point de vue de celui qui l’impulse, un mouvement jaillissant de l’univers culturel qui est le sien avec son peuplement d’images et de modèles plus ou moins conscients. La facticité apparente du geste vole en éclats et laisse émerger une relation au monde, une manière d’être. L’anthropologie, à travers Leroi-Gourhan (1982) a souligné l’importance du geste porté par l’imaginaire de celui qui l’initie. Selon l’auteur, l’histoire de l’humanité comprise à partir du geste et de la parole est marquée par le désir de l’homme. Toute création technologique est nourrie de l’imaginaire humain si bien que, derrière la construction d’outils et dans chaque taille de pierre, le geste est la manifestation tangible du désir. De son coté, Mauss ( 1950) décrypte les montages « bio-psychosociologiques » à travers les techniques du corps et incite à réfléchir sur les dimensions plurielles de la gestualité. De même, les conduites rituelles appellent une lecture « à double fond » comme si la manifestation de la conduite dans son aspect itératif constituait le prémisse concret de significations en échos.

Sur le terrain scolaire, l’observation d’une classe fonctionnant en pédagogie Freinet nous pousserait à convenir qu’elle ressemble plus à l’atelier d’un bricoleur avec ses désordres apparents, la circulation de la dynamique langagière selon des règles différentes, qu’à une classe traditionnelle. Les gestes adhèrent à un univers coopératif, emblématisent un système de valeurs, s’affranchissent du code fonctionnel.

En partant de l’idée que le geste synthétise deux dimensions non pas opposées et complémentaires, mais opposées et de subordination, nous pouvons dire que le symbolique appelle  l’opératoire, et que ce dernier n’est rien sans l’autre, ou, si peu que le geste se transformerait en faire. La relation d’enchâssement est constitutive du geste. Les gestes professionnels inscriraient une mise en abyme de l’action.
Un autre modèle de l’action est alors convoqué.

                        III - La praxis comme visée
 Le geste professionnel se déploie dans l’action et ce déploiement risque d’être fort différent selon qu’il est posé comme aboutissement ou comme processus. Lorsque le terme de l’action l’emporte, le geste professionnel vise une expertise, une réalisation aboutie. Du coup, le concept de geste fondé sur l’idée de mouvement avec sa densité intentionnelle devient inapproprié.

Lorsque le processus préoccupe l’initiateur du geste, le mouvement prolonge une intention, une manière d’être en relation avec le monde. Porté par le désir d’agir, ce dernier s’inscrit dans une praxis, c’est à dire dans une quête de sens qui mobilise l’auteur perméable à l’action, aux ressources et contraintes du contexte. Le geste professionnel surgit de la réflexion en action (Schön, 1996) du praticien qui développe alors une épistémologie et une éthique de l’action en réfléchissant à ses savoirs d’action et à la manière de les mobiliser dans le contexte professionnel. La praxis se déploie sous la puissance du questionnement :
·      Mes actions sont-elles régies par la conviction a priori ou bien intègrent- elles les éléments émergents en cours d’action ?
·      Ma façon d’être en relation avec autrui dans l’exercice de mes fonctions suscite – t - elle la fermeture ou l’échange ? La fuite ou la co-opération ?
·      Mon investissement est-il porteur de significations d’ordre pragmatique ? d’ordre herméneutique ? de désordre intérieur ? d’angoisse.. ? de lassitude ?
·      Suis- je prêt ou prête au dialogue, à la confrontation des points de vue, à assumer la contradiction ?
·      Quel  confort puis-je trouver dans l’expertise et où se loge-t-il dans la recherche de sens ?
·      Mes gestes sont-ils porteurs des valeurs qui m’irriguent ?
·      Comment mon projet professionnel alimente-t-il mes gestes ?  Comment mes gestes me portent-ils vers un ailleurs professionnel et personnel ?

Un tel  auto-questionnement surgit lorsque le sujet professionnel est inscrit dans la praxis et qu’il se soucie des différents registres qui le motivent comme l’imaginaire, les valeurs, les aspirations. Le geste est alors conçu comme un moment de la biographie de l’homme. Lesne (1984) reprend la formule de Gramsci selon laquelle l’homme est « le processus de ses actes ».

Cet aspect fondamental ne doit pas occulter ce qui pousse les professionnels au questionnement. Les considérations d’ordre fonctionnel qui s’expriment comme une quasi nécessité frisent souvent l’enlisement dans le faire mais peuvent aussi  receler une teneur heuristique à ne pas sous-estimer. Le  fonctionnel peut acheminer l’acteur vers des dimensions herméneutiques. Ainsi, les ratés de l’action, les bifurcations plus ou moins bien vécues, les réaménagements d’une séquence ou d’un dispositif, présentés dans des énoncés constatifs  cachent une révolte devant l’incompréhension de la situation vécue, une demande d’aide au décryptage. Les faux pas de l’agir se répercutent sur l’identité malmenée du sujet qui cherche alors à comprendre.

La pratique professionnelle s’inscrit sur fond de rapport de force, de polémologie tant l’imprévisibilité des événements propulse le professionnel vers l’exercice du risque. Les métaphores du funambule et du jongleur sont souvent convoquées. La pratique est loin de figurer comme un processus sans aspérités. Tout y est confrontation, négociation. Le praticien fait avec bricolant dans l’urgence, inventant parfois, sur le mode conflictuel, des façons de faire impensées jusqu’alors. Dans cette variabilité praxéologique où les savoirs ne livrent pas leur mise en œuvre (Jorro, 1995), le praticien assume sa clandestinité. Les manières de faire, les usages apparaissent donc du coté du tactique par opposition au stratégique (De Certeau, 1980). L’auteur distingue des types d’action en conférant à la tactique une certaine mobilité «  la tactique doit jouer avec le terrain qui lui est imposée tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi. »  (p.60-61) Par opposition, la stratégie « postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte ». Dans la tactique nichent des opérations élémentaires à effet immédiat mais aussi des gestes professionnels gorgés d’intuition.

Le geste substitue au machinal et à l’instrumental son caractère routinier tout en les intégrant dans une visée praxéologique. Si la distinction de Arendt, reprise par Imbert (1994) entre poiesis et praxis nous aide à comprendre ce qui d’un coté est proche de l’ordonnancement séquentiel avec le schéma fin - moyens, et de l’autre de la prolifération de gestes improvisés  signant la recherche de sens de la part du praticien, il reste que leur opposition sera ici revue.

La praxis comme visée n’exclut pas le recours à la poiesis ( Ricoeur, 1990). Simplement le poids qui leur est attribué, le statut qui leur est accordé peuvent devenir problématique. Praxis et poiesis sont deux contraires que le professionnel, par son geste, articule (Vial, 1997). En rester à  l’opposition poiesis/praxis reviendrait à éluder les entrelacs de l’action dans ses dimensions opératoires et symboliques. L’œuvre de Marcel Duchamp n’est en rien réductible à une volonté ferrailleuse mais élancée par le désir de faire sens. Le spectateur entrevoit  dans la création de l’artiste la part tendue du faire, et recherchant sa visée, bascule dans l’interprétation. De même,  l’enseignant connaît la part du dispositif dans l’envergure du projet de classe, de même le soignant sait que le prix de l’accompagnement du patient se paye avec force procédures d’où s’échappent les gestes d’attention et  d’accueil.
La praxis est alors une visée qui s’appuie sur la poiesis pour mieux rebondir  et tendre vers les questions de sens.

                        IV - L’apostrophe évaluative
 La praxis ne constitue ni un aire protégée ni un lieu identifié encore moins «  un long fleuve tranquille » pour le sujet professionnel. L’auteur de l’action est secoué par les perturbations du vivant si bien que parfois euphorique (ça a marché !), le plus souvent tiraillé, il est conduit à reconnaître son ignorance ou ses maladresses en parlant de ses hésitations et de ses errances. Lorsqu’il retrace sa volonté de donner du sens aux situations qu’il rencontre, il vit un équilibre instable, pris dans le gambit de la réflexion. Il se demande si ce qu’il avance est vraiment pertinent ? Si ce qu’il choisit de mettre en évidence contribue à la signification ? Si, par un effort, il lui faut revenir sur ses omissions,  sur ce qu’il n’ose pas dire ou ce qu’il voudrait avouer..!

Il tente d’ouvrir le sens de l’action, de pratiquer un dépli pour défaire l’ourlet de  son implication. Il vit alors un processus d’apostrophe évaluative où le « retour sur » lui apparaît difficile à opérer. Comme la boucle réflexive « l’auto »  glisse « entre les mailles » de sa pensée  mouvante et inconsistante, il chemine par le détour. L’apostrophe évaluative n’est autre que cette tentative de décryptage des déplacements de sens.

Autrement dit, tout sujet professionnel apostrophe le sens lorsqu’il ne se contente pas de poser des questions à la cantonade mais lorsqu’il interroge le point de vue à partir duquel il donne du sens. Les altérations vécues sont alors réfléchies par l’intermédiaire de l’apostrophe. Au quotidien ces interpellations s’atténuent tant les routines qui nous orientent nous font aller de l’avant sans retour, sans bouclage sur ces évidences mêmes. Avec l’évaluation ce qui se joue c’est la recherche d’un double, triple, énième fond, par la mise en question des choses établies et assurées. Il s’agit de réinscrire l’étranger dans la banalité de nos façons d’être et de penser. Rien ne permet d’affirmer que la réponse est là toute prête  tant les routines, les  stéréotypes de pensée, les cadres de références  sont  nôtres.

Sur le terrain de la formation, cela revient à apprendre à chercher, à investiguer à partir de soi, ce qui suppose d’apprendre à se connaître, d’apprendre à repérer ses propres fonctionnements, ses propres cheminements de pensée, ses propres courts-circuits, ses propres cadres.

Processus de dévoilement d’une altérité, l’apostrophe évaluative mobilise le sujet par rapport à son devenir, l’incite à se poser des questions sur ce qu’il met en œuvre dans l’action, à reconnaître ses mouvements, ses hésitations, ses savoir-faire pour les mettre en perspective. Dans la situation de formation, il ne s’agit pas de penser le sujet comme une coquille vide mais de l’autoriser à devenir concepteur et pris dans le mouvement, à adopter la posture de l’arpenteur prêt à travailler à une appropriation - création de sens.

                        V - Trois gestes : bricolage, résistance et braconnage.
 Si les gestes professionnels impliquent un détour réflexif, un travail d’auto - questionnement que nous avons dénommé apostrophe évaluative, ils présupposent une intersubjectivité. La dépendance de l’action, les interactions qui en découlent situent le porteur de l’action dans un réseau de déterminations fonctionnelles (contraintes de situation), d’influences interpersonnelles (l’acteur n’évoluant pas dans un désert !), d’irrigations culturelles puisque  tout professionnel est porté par les normes, valeurs, aspirations, idéologies, images de son institution, mais aussi de son contexte de vie, de sa biographie.

La source inépuisable du geste garde son aspect énigmatique. Faire réfléchir des professionnels aux gestes qu’ils impulsent revient à identifier des styles d’intervention et à saisir la part des gestes de résistance, des gestes de bricolage et de braconnage constitutifs de l’espace intersubjectif de l’agir.

- Les gestes de résistance :
Parlés en terme de contre-stratégie, de négatricité, les gestes de résistance renvoient à la capacité de l’acteur « à déjouer les stratégies dont il se sent être l’objet » (Ardoino, 1993). Gestes identifiés par Friedberg (1997) qui analysent la puissance des schémas d’interprétation des acteurs. Ces gestes sont particulièrement présents en formation tant la rupture avec des cadres de référence apparaît douloureuse, voire exclue pour un temps. Si le formateur situe les gestes de résistance dans le processus de formation, son rôle est de les interpeller.

- Les gestes de bricolage :
Les gestes de bricolage font appel aux aménagements tactiques, aux manœuvres locales qui permettent au praticien de coller au terrain, au contexte avec les moyens du bord. La circonstance l’emporte sur la planification (Lévi-Strauss,1962), l’opportunité sur le plan arrêté. Ainsi, pourra-t-on identifier les petites transformations mises en place. D’aucuns parleraient aussi d’applicationnisme, d’autres y verraient un cheminement prudent de l’autonomie.

- Les gestes de braconnage :
Empruntée à De Certeau (1980) la notion de braconnage s’établit sur fond de polémologie inventive, de fronde, de clandestinité de l’action. Le praticien recherche une rupture, s’engage dans l’inédit de la provocation comme pour éprouver le sentiment d’exister. Plutôt que de camper sur des positions acquises, il choisit de défricher élancé par son propre défi.

Lorsque les praticiens réfléchissent aux gestes qui les portent, ils font apparaître la docilité des gestes de bricolage, ou l’insolence des gestes de braconnage toujours reliés aux gestes de résistance. Le lien résistance - braconnage est explicité en  terme de prise de risque, de lancement de défis comme si l’altérité constitutive de l’agir interpellait au plus profond l’identité personnelle.

Par ailleurs, l’espace intersubjectif de l’agir s’exprime aussi dans le souci qui pousse l’auteur du geste à développer une attention, une vigilance tant il sait que le geste proféré résonne et propage des ondes de sens. Ce souci dont Heidegger (1986) a souligné la présence maintient le geste dans une tension : l’auteur du geste reconnaît l’autre comme sujet. Et ce souci propre à l’auteur gagne son destinataire parce que le geste enveloppant témoigne du penser-à-l’autre (Lévinas, 1991).

Manifestation d’une relation au monde, le geste témoigne d’une intégration d’un penser singulier - pluriel. Laissant un écho au moment précis où il disparaît, il est  trace éphémère d’une intention qui envahit l’espace – temps  intersubjectif. Par sa puissance symbolique le geste instaure une temporalité affective à l’endroit même de sa disparition.

 Conclusion

Le propos ici tenu assume une approche du singulier en formation, conçoit la formation comme une élaboration plurielle de l ’identité. Ainsi un point de vue phénoménologique herméneutique des questions de professionnalisation nous a poussé à travailler la problématique des gestes professionnels. Partant de l’hypothèse que les gestes constituent un lien entre le pôle singulier du sujet et le pôle plus général qui met l’accent sur l’actualisation des compétences professionnelles.

Le geste entendu comme désir d’inscrire une trace qui parle de la biographie de son auteur témoigne d’une matrice symbolique qui le fait surgir pour soi et pour autrui. Son pouvoir de radiance révèle l’intersubjectivité qui le constitue en tant que mouvement. Il devient un plein dans l’éphémère de la relation à l’autre. Comme il est pensé pour soi et pour l’autre il ouvre différents registres de dialogue. Les styles d’intervention nourris des gestes de bricolage, de braconnage et de résistance n’échappent pas à l’apostrophe évaluative. Par le geste, le sujet professionnel est invité à se poser la question du sens de l’agir.

Le titre inaugure un paradoxe. Inscrire, c’est laisser une trace sur laquelle le regard peut s’attarder, au lieu de cela le geste se dilue dans l’espace, est recouvert par d’autres gestes, s’efface matériellement aussi vite qu’il est apparu. Il demeure pour celui qui l’instaure, pour celui qui le reçoit, pour celui qui l’attend et l’espère. Promesse du geste....

    
Bibliographie
  
Ardoino, J. (1993) L’approche multiréférentielle (plurielle) des situations éducatives. Pratiques de formation - Analyses. n°25-26. p.15-34.

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Leroi-Gourhan, A. (1982) Le geste et la parole. Paris, Albin Michel.

Lesne, M. (1984) Les pratiques de formation d’adultes. Paris, Edilig.

Lévinas, E. (1991) Entre nous. Paris, Grasset.

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Vial, M. (1997) L’auto - évaluation, entre auto - contrôle et auto - questionnement. En question. Aix en Provence.


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