sábado, 18 de abril de 2015
quarta-feira, 15 de abril de 2015
L’agir professionnel de l’enseignant
Conférence au séminaire de recherche du Centre de Recherche
sur la Formation (CRF) - 28 février 2006 – CNAM, Paris.
Anne JORRO[1]
EVASEF-CREFI
Université de Toulouse 2
Les recherches sur l’agir enseignant ont évolué dans leurs
fondements épistémologiques : la multiréférentialité (Ardoino, 2000) a
pris le pas sur l’univocité des pratiques investigatrices et l’agir
professionnel est saisi dans ses dimensions praxéologiques (Schön, 1996). Le
travail de recherche, ici présenté, s’inscrit dans une approche plurielle afin
de saisir l’épaisseur de l’activité enseignante et d’en construire les
analyseurs pertinents. A la complexité d’un objet de recherche s’ajoutent les
obstacles constitués par les convictions particulièrement vivaces qui découlent
de l’expérience de recherche, de la surdétermination de certains modèles de
pensée, de l’influence des discours économico - politiques, et en conséquence, du puissant filtre des
imaginaires qui orientent les modes de compréhension et d’action. La
construction d’une « juste distance » dans l’élaboration d’un modèle
d’intelligibilité de la pratique (Barbier, 2001), conduit le chercheur à
interroger sans cesse sa posture dans ce qui sera observé, construit, analysé,
théorisé…Le regard, l’écoute, l’analyse au cœur de l’activité scientifique ne
portent –t-ils pas leur propre cécité, surdité, syncrétisme ? L’opacité
qui traverse les gestes scientifiques rencontre la part invisible, insondable
de l’agir. C’est une utopie nécessaire que poursuit le chercheur qui se
confronte à un objet résistant puisque, selon Ricoeur (1991) « Aucune
détermination, ni linguistique, ni praxique, ni narrative, ni éthico-morale de
l’action, n’épuise le sens de l’agir ».
La démarche consiste à saisir l’activité
enseignante, dans son grain le plus fin afin de saisir les jeux de la
co-activité professeur - élèves, en évitant les écueils technicistes,
l’instrumentalisation du regard, les glissements vers la modélisation
dogmatique. La construction d’un modèle d’intelligibilité de la pratique
constitue une ambition qui se heurte à la complexité de la situation
d’enseignement : quelle focale adopter, quels moments de l’agir enseignant
et quelles démarches de recherche choisir ? Le point de départ consiste
à aller sur le terrain et à prendre appui sur les observations, les entretiens croisés, les analyses de
dialogue didactique…tout en construisant une culture de l’agir humain, tout en
prenant appui sur différents courants de recherches.
Mots clés : Corps situé, parlant, instituant- Matrice
de l’agir professoral - Configuration de gestes professionnels – Paradigme de
la modalisation - Reconnaissance professionnelle.
Depuis
2002, je me situe dans une recherche continue et évolutive, travaillant à une
théorisation de l’activité professionnelle de l’enseignant. Mon activité de
recherche a consisté, en particulier, à construire la distinction des gestes du
métier et des gestes professionnels (Jorro, 2002 a, 2002 b) ainsi qu’à élaborer
une matrice de l’agir professoral en situation didactique[2] (Jorro 2004, 2005)). A ce processus de
description de l’activité enseignante, s’ajoute un second objectif qui consiste
à permettre à l’acteur de parler de sa pratique professionnelle. La question de
la reconnaissance professionnelle comme regard rétrospectif et comme démarche
réflexive se pose dès lors que l’on s’adresse à un enseignant conscientisant
son activité. Savoir se reconnaître et être reconnu dans ce que l’on fait c’est
aussi construire une relation critique ouverte à la valorisation de l’activité
et prospective du point de vue de son développement. Comment construire ce
processus de reconnaissance professionnelle, à partir de quels modèles et de
quelles démarches ?[3]
Dans
une première partie, je proposerai une modélisation de l’activité enseignante
en situation d’enseignement - apprentissage, dans une seconde partie, je
chercherai à poser la problématique encore balbutiante de la reconnaissance de
la professionnalité. Une théorisation de l’agir professionnel dépendrait de
l’articulation de ces deux dimensions.
I – La
construction d’un modèle de l’activité
enseignante
Le
projet de saisir l’épaisseur d’une pratique professionnelle qu’elle soit
culturelle, symbolique, interactive, pragmatique, didactique s’effectue à partir
d’une toile conceptuelle où les différents champs de recherche, présentés
ci-après, entretiennent des relations d’interdépendance.
1-
Tout d’abord, l’anthropologie historique allemande (Gebauer & Wulf, 2004)
et la sociologie de l’agir (Joas, 1999) qui offrent des cadres
historico-culturels de l’agir humain,
2-
Puis, la phénoménologie qui conceptualise le corps comme ouverture originaire
au monde (Merleau-Ponty, 1945, 1964, 1996) et qui défend la place de l’agent,
son initiative dans le cours de l’action révoquant par conséquent le poids
d’une ontologie de l’action (Ricoeur, 1991).
3
- La médiation langagière dans l’activité humaine (Vygotsky 1997, Bakthine
1984), dans l’activité sociale (Bautier 1995), les pratiques langagières dans
l’activité didactique (Bucheton 2004, 2005, François 1991).
4
- L’évaluation comme processus de valorisation de l’activité, en particulier
les valeurs dans l’activité (Bonniol 1992, Lecointe 1997, Barbier 2003), la
place de l’éthique dans les interactions professeurs - élèves ( Jorro 2000,
2002, 2003, 2006)
5
- Des références issues de courants de
recherche sur l’analyse du travail : les théories relatives à l’action
située (Lave & Wenger 1991), à la psychologie cognitive (Vergnaud 1996,
Durand 1996), à la didactique professionnelle
(Pastre 1999, 2002, Mayen 2001), au réel de l’activité et à la distinction genre / style (Clot, 1999).
6
– Les didactiques disciplinaires en l’occurrence la didactique de français et
la didactique des mathématiques.
Ces différents courants de recherche
permettent de concevoir l’agir professionnel de l’enseignant comme une
inscription corporelle, perceptive, réfléchissante, en interaction avec
un milieu, qui vise la construction de gestes d’étude chez les sujets
apprenants. Notre modélisation s’enracine avant tout dans une conception
culturelle de l’agir professionnel.
I - La dimension culturelle de l’agir professionnel :
En se saisissant de l’agir humain, le
chercheur puise dans un fond anthropologique, ethnologique, historique, d’une
grande richesse. Les précurseurs sont nombreux, je retiendrai plus
particulièrement :
Þ
L’anthropologie du
geste ouvrant à une lecture du rythme (Jousse, 1991)
Þ
L’ethnologie
avec les travaux de Marcel Mauss (1967) sur les « techniques du
corps ». Les actes de la vie quotidienne sont étudiés dans leur efficacité structurante.
Þ
La
paléontologie reconstituant les gestes
de préhension, de percussion, constitutifs d’une mémoire de l’invention, du
jeu, de la technique. Leroy- Gourhan (1982)
considère que le geste et la parole participent de l’humanité de
l’homme. Le propre de l’homme réside dans le langage, le geste annonçant son
inventivité.
Þ
L’histoire des
gestes au moyen âge avec les travaux de Schmitt (1985) présentant le moyen âge
comme la civilisation du geste et ceux d’Elias (1973) avec les manières de cour au moyen âge.
Þ
Les travaux du
psychologue Meyerson (2000) mettant en évidence la dimension temporelle et
symbolique de l’œuvre.
Ces
travaux insistent sur la formation culturelle de l’agir humain : la place
du corps, la gestuelle et les techniques sont reconnus, les dimensions
symbolique et temporelle de l’activité sont soulignées. Ces caractéristiques
sont convoquées autour du concept de « mimésis sociale » par Gebauer
et Wulf (2004).
A) -
L’anthropologie historique
Gebauer
et Wulf (2004) conçoivent l’agir humain
comme un remodelage incessant d’actes, de pratiques héritées combinées,
transformées. Le concept de mimésis sociale est un concept dynamique qui
intègre la reprise de pratiques existantes et leurs modifications, d’où la
possibilité d’une activité créative à partir d’un déjà-là.
La théorisation proposée nous semble pertinente pour analyser l’activité
enseignante comme le fait d’un sujet social, historique, culturellement situé
et dont la gestuelle possède un air de famille avec le genre propre de
l’activité professionnelle. L’enseignant mobilise des gestes du métier qui lui
préexistent, qu’il a déjà rencontrés dans sa vie personnelle, qu’il a observés,
étudiés, perçus, interprétés, refusés, et réajustés selon son propre rapport à
l’activité professionnelle. Cette dimension mimétique de l’agir est observable
dans les stéréotypes de l’action éducative : mettre en rang la classe dans
la cour de récréation, faire attendre le groupe avant de franchir le seuil de
la classe en insistant sur la forme du rang, faire l’appel, se positionner
devant le tableau, circuler dans la classe… Tout en participant à la
construction des gestes du métier, les apprentissages mimétiques peuvent
parfois laisser des traces problématiques : dans certaines situations, les
pratiques évaluatives prolongent des gestes autoritaires. Dans le champ de
l’évaluation, les enseignants ont une mémoire de l’activité évaluative en
termes d’autorité (voire d’humiliation), de conseil et d’accompagnement. Cette
prégnance de la gestuelle évaluative ne peut être sous-estimée dans les
dispositifs de formation professionnalisante.
La
dimension mimétique recoupe également les pratiques inventives des enseignants
qui agissent soit sur le mode du bricolage, soit sur celui du braconnage. Cette
distinction (Jorro, 2002) construite à
partir des travaux de Lévy Strauss (1962) et de De Certeau (1981) permet de
noter le type de rapport entretenu avec l’action. Les gestes de bricolage sont
caractéristiques d’une logique combinatoire, faite de petites modifications,
d’arrangements qui permettent au praticien de faire figurer sa petite touche
personnelle ; les gestes de braconnage introduisent un air de dissidence
dans les manières de faire. En rupture avec les modèles établis, ils
apparaissent dans le détournement d’objets, de pratiques. Relevant
d’apprentissages mimétiques, ces gestes sont conscientisés lorsque les
praticiens rédigent leur biographie professionnelle.
En s’intéressant à l’agir humain, l’anthropologie accorde une grande
importance au corps agissant, à la gestualité, au non verbal. L’idée majeure
réside dans le fait que le corps nous unit au monde, qu’il est capable
d’intérioriser la société. La plasticité du corps fait de celui-ci un médiateur
entre le sujet agissant et le monde. La reconnaissance du corps constitue une
rupture avec les représentations habituelles, «on considère rarement les hommes comme des personnes qui existent
physiquement ; au contraire, on considère abstraitement leurs actes comme
des normes, des règles, des lois, des formes d’échanges, des attentes, des
rôles et des décisions rationnelles »(p.12)
La reconnaissance du corps suscite une lecture approfondie, qui part de
l’identification des gestes pour saisir
leur fonction sociale. Ainsi, dans le contexte scolaire des classes
maternelles, le geste de demande de silence est à considérer doublement :
d’abord il tente d’induire un comportement nouveau, de retour au calme, pour
les jeunes élèves, puis il annonce le basculement dans une autre activité. Dans
ce moment précis, des apprentissages mimétiques sont en jeu, les élèves imitant
le professeur, le doigt collé sur la bouche, adoptent du même coup une posture
différente. Le geste du professeur annonce une rupture et un passage. La reprise
du geste du professeur par les élèves signifie qu’un accord se construit, mais
que cet accord reste fragile d’où les interventions répétées du professeur. Les
apprentissages mimétiques demandent de la patience et du temps ! Gebauer et Wulf insistent sur l’effet
d’intégration sociale joué par les gestes : « En tant que mouvements du corps symboliquement codifiés, les
gestes jouent un rôle important lors de la socialisation du corps. Inclus dans
des processus mimétiques et représentés dans des situations sociales, ils
participent à intégrer les sujets sociaux dans l’ordre social et à faire
d’eux des individus normaux ».
A
la fonction de socialisation du geste, se greffe la dimension symbolique
puisque le propre du geste humain est de signifier au-delà de sa simple
existence de fait. Si le geste de demande de silence en maternelle annonce un
passage, une activité nouvelle, il permet le franchissement d’un seuil
épistémologique, celui de l’entrée dans le littéraire. L’ordre scriptural est
en jeu : le fait de raconter des histoires suppose une mise en situation
spécifique et une gestuelle différente. Le geste se dévoile alors à travers son
expansion symbolique (Guérin, 1995), autrement dit l’adresse du geste est à la
fois sociale et symbolique. Cette caractéristique nous conduit à revenir sur
une expression largement partagée dans la communauté enseignante et qui cache
l’épaisseur de l’activité professionnelle. S’il est courant d’entendre que
l’enseignant fait la classe, il importe
de souligner la valeur symbolique et culturelle de l’accompagnement des élèves
dans leurs apprentissages. Le geste éducatif perd de cette densité dans le
contexte socio-économique actuel, les valeurs éducatives sont rabattues sur la
relation de service, où l’étudiant- client interagit avec l’enseignant
prestataire de service.
Cette valeur symbolique se traduit dans les systèmes de valeurs qui
irriguent la co-activité professeur - élèves. Dans nos travaux, nous avons
identifié des gestes évaluatifs qui établissent une relation de suture ou
d’autonomie avec les élèves (Jorro, 1996 et 2000) : les gestes de
ponctuation – séparation - distinction si caractéristiques des pratiques de
remise des contrôles, Les gestes de planification et de remédiation qui placent
les élèves dans des séries d’exercices de perfectionnement, les gestes
d’accompagnement et de conseil qui accompagnent les apprenants dans leurs
apprentissages, les gestes d’écoute, d’accueil et de reconnaissance de l’autre
qui se développent dans des situations de déliaison scolaire.
b) – L’herméneutique du sujet
La reconnaissance du sujet
agissant est pour Ricœur (1991) une nécessité devant la place reconnue à
l’ontologie de l’action. Pour le philosophe, les théories de l’action se sont
construites sur un oubli majeur, celui du porteur de l’action en privilégiant
le concept d’événement. Cette
orientation théorique a pour conséquence de mettre en évidence une ontologie de
l’action si bien que l’action semble désincarnée et laisse en suspens la
question de l’imputabilité de l’action. L’initiative du sujet, son intervention
dans le cours du monde, sa responsabilité, constituent pour le philosophe une
entrée majeure dans l’approche théorique de l’action. Plus encore, Ricœur
(2004) propose une philosophie de « l’homme capable », en mesure de se dire, d’agir, de rendre compte de ses
actes. A ce prix, la reconnaissance du sujet peut opérer. Cette théorisation
nous intéresse doublement, d’une part, parce qu’elle permet de situer la part
du sujet en situation (l’agentivité), d’autre part, parce qu’elle annonce la
problématique de la reconnaissance qui sera traité en seconde partie. La
phénoménologie de l’homme capable accentue la mobilité du sujet agissant, et
annonce la question des mutations identitaires. Ricœur permet de penser le sujet
dans ses processus de changement identitaire et le « soi - même comme un
autre » s’inscrit dans une conception temporelle de l’activité.
C ) - La
Sociologie de l’agir et la phénoménologie
Le sociologue allemand Joas (1999) procède à une lecture critique des
théories de l’action en convoquant les travaux de la phénoménologie sur la base
de trois arguments :
-
Les théories de l’action postulent un agent capable d’agir en fonction d’un
but. La structure téléologique de l’agir, qui est alors valorisée, présuppose
un acteur rationnel, dépourvu d’émotion. Or, sur ce point précis, l’on sait
comment les affects peuvent neutraliser les plus belles planifications !
-
En outre, une conception de l’agent, maîtrisant son corps, est posée. Dans
cette conception, le corps est passé sous silence et une relation active est postulée avec le monde. Qu’en est-il de
la passivité de l’acteur ? De sa réceptivité ? Le corps devient
un médium, transparent alors qu’il possède une intentionnalité pré –réflexive
selon la théorie phénoménologique.
- Enfin, l’agent serait autonome relativement à ses semblables et à son
environnement. Dans cette vision, l’interaction n’est pas pensée. Les travaux actuels sur l’activité conjointe
et sur l’activité distribuée (Engeström, 2006), ont en partie gommé cette critique.
Pour la phénoménologie, et en particulier pour Merleau-Ponty (1945,
1964, 1996), le corps constitue une ouverture originaire au monde. La pensée
dépend d’une phénoménologie du corps, puisque le sujet agissant appréhende ce
qui l’environne non pas comme un simple fait objectivable mais comme un
phénomène qui traverse son existence et qu’il investit subjectivement,
« Tout usage humain du corps est déjà une expression primordiale »
(Merleau-Ponty, Signes,p.108) La corporéité du sujet constitue un rapport au
monde qui se donne à voir et qui par conséquent
est perçu par autrui. Les travaux de Pujade - Renaut (1981) sur la
corporéité de l’enseignant en classe avaient permis de caractériser le corps
tronc de l’enseignant, retranché derrière son bureau de crainte d’être vu. La
gestuelle de l’enseignant était alors analysée du point de vue de l’affirmation
de son pouvoir symbolique sur les élèves. Cette micro - physique du pouvoir est
toujours d’actualité, mais notre propos nous conduit vers un milieu
d’apprentissage où la gestuelle sera étudiée du point de vue de la co-activité
professeur - élèves dans des situations didactiques.
Ainsi, dans une situation de lecture littéraire en classe de CM2, une
enseignante valorise le travail interprétatif des élèves, elle s’engage dans la
situation au point que la séance est particulièrement bien vécue par les
élèves, qui lors d’un entretien avec le chercheur, révèleront leur perception
positive du professeur, en insistant sur sa gestuelle: « la maîtresse elle
fait comme ça avec ses yeux, on voit qu’elle cherche avec nous » (Jorro
& Croce-spinelli, 2003). Dans cette situation la gestuelle joue un rôle
incitatif, elle peut parfois contrarier l’interaction professeur - élèves, c’est
le cas dans le témoignage suivant : une élève de CE2 est sensible à
l’attitude du maître en situation de mathématiques : « le maître, il dit
que c’est pas grave si on se trompe, mais, je vois bien que ses yeux sont en
colère » !
De même, la corporéité de l’activité enseignante
opère dès qu’une classe perçoit le corps hésitant du maître débutant, le corps
instituant du maître chevronné. Ces deux gestuelles qui mobilisent des
dimensions non verbales et des pratiques langagières constituent des
« expressions primordiales » interprétées par les élèves. Le corps
parlant de l’enseignant est donc le vecteur de processus de sémiotisation.
Ainsi, ces processus de sémiotisation sont à l’œuvre quand un enseignant
recadre une situation en se déplaçant
vers un artefact comme la carte de géographie et en appuyant ce mouvement par
des explications, ou encore quand un enseignant procède par exemple à la
démonstration d’un protocole scientifique tout en expliquant chaque phase de la
démarche devant la classe. L’accent didactique du professeur, la dénivellation
de la parole sont autant de vecteurs de sémiotisation.
D) - La médiation
langagière : le corps parlant, le corps instituant de l’enseignant,
La médiation langagière permet d’approcher de plus près ce que les
élèves appellent la « présence du professeur ». Le corps parlant de
l’enseignant semble faire la différence en situation didactique. Ce qui implique une plus grande acuité dans
la caractérisation des gestes langagiers et non langagiers qui influencent la
co-activité, puisqu’à travers le corps parlant, les élèves appréhendent une
personnalité qui permet d’agir et d’étudier ou qui freine l’entrée dans
l’étude, voire l’interdit.
La
médiation corps - langage en classe constitue pour nous une entrée majeure
(Jorro, 2004 & 2005). Considéré à
partir de son corps parlant, de son corps instituant, l’agir du professeur ne
relève pas seulement d’un savoir communiquer. Il ne s’agit pas d’exposer un
savoir devant une classe, d’en faire la démonstration, mais d’enrôler des
élèves dans des tâches didactiques de difficulté croissante, c’est-à-dire
d’orienter les élèves dans l’étude, de les inciter à approfondir leur réflexion
et leur démarche. Les pratiques langagières jouent, dans le même instant, sur
plusieurs dimensions ; ce qui nous conduit à souligner la multidimensionnalité du langage dans le
même acte. Par les gestes langagiers, l’enseignant s’adresse à un élève ou à la
classe, l’incite à développer une réflexion dans un champ didactique donné,
(genre discursif spécifique), mobilise dans son propre discours une
terminologie propre au champ investi
(définition, généralisation, explication), dialogue avec l’élève en
l’incitant à expliciter sa démarche, à argumenter son point de vue, à réfuter celui
d’un pair, à questionner un texte. La puissance du langage est particulièrement
mise en évidence dans les recherches de François (1991), dans les travaux
actuels de Bucheton (2004, 2005), qui considère le langage comme l’instrument
principal du professeur.
A la suite de recherches conduites
en situation didactique (français et mathématiques), nous avons étudié la
médiation fondatrice du corps parlant de l’enseignant. Pour les enseignants
novices, cette médiation est problématique : bien des malentendus, des
quiproquos sont dus au corps parlant de l’enseignant. Un discours explicatif
est brouillé quand les nombreux va-et-vient de l’enseignant témoignent de son
dilemme, de la recherche d’une solution. Du côté des enseignants chevronnés, on
notera les effets des gestes langagiers sur la construction d’une communauté
d’apprentissage, d’une communauté discursive (Bucheton, 2005, Jaubert et
Rebière 2004), sur l’instauration d’un climat (Jorro & Croce-Spinelli,
2003).
2. La distinction gestes du métier / gestes
professionnels
La
distinction des gestes du métier et des gestes professionnels (Jorro, 2002)
permet d’insister, d’une part, sur des
dimensions structurantes de l’activité, et de caractériser, d’autre part, les
gestes professionnels qui dépassent le cadre imparti de la structuration de
l’action pour offrir des jeux dans l’activité. Il s’agira alors de considérer
le passage de la structure vers les
modalisations. Mais revenons d’abord aux gestes du métier.
Objet
d’une transmission technique et symbolique, le geste du métier véhicule les
codes propres au métier. L’initiateur du
geste se présente comme le membre d’une communauté de pratiques qui affiche ses
savoir faire et ses valeurs. Les gestes du métier s’appuient sur un ensemble de
codes sociaux propre au métier, d’invariants de situation qui permettent
d’identifier les paramètres structurant l’activité. L’évocation des gestes du
métier laisse penser à un répertoire de gestes, de séquences scénarisées, à
l’existence d’un code des valeurs, aux jugements d’utilité, de beauté qui disent
le rapport au métier et d’efficacité pour ce qui relève de l’action réalisée.
En analysant les gestes premiers qui concernent la nomination de l’enseignant
dans une école ou un collège, on s’aperçoit que ces gestes du métier sont peu
explicités en formation. Pourtant, ces gestes premiers, qui ont une dimension
symbolique forte, seront mobilisés au cours d’une carrière et des changements
de lieu professionnel. Les gestes d’entrée dans une institution, d’appartenance
à une communauté de pratiques sont fondateurs d’un rapport à une
professionnalité, d’un rapport aux pairs. La présentation de soi devant le
directeur, devant les collègues de l’école, la connaissance des us et coutumes
de l’institution, la rencontre des élèves constituent des gestes d’entrée particulièrement
importants. Ces premiers pas sont révélateurs de l’ intégration dans une
culture professionnelle donnée, d’une participation à un collectif, ils
permettent également de sentir le climat d’un lieu de travail, d’appréhender le
contexte social. Ces gestes du métier peuvent être sous-estimés tant l’acteur
ne s’attarde pas sur ces préliminaires ressentis comme des obligations, mais
aussi, soigneusement mis en œuvre.
Le
travail sur les gestes du métier en formation d’inspecteurs à l’Esen de Poitiers
constitue une voie prometteuse. Depuis deux ans, nous travaillons à la
valorisation de gestes du métier dans les mission d’audit d’établissement
scolaire (Jorro 2004 et 2005). L’incorporation des gestes est rendue possible
par des mises en situation professionnelle. Le retour du terrain est un moment
propice pour échanger sur les activités vécues mais plus encore pour réfléchir
sur la manière d’agir en contexte. A ce prix, l’incorporation des gestes du
métier est possible.
Du côté des gestes
professionnels, quelle est la différence ? Les gestes professionnels
intègrent les gestes du métier en les mobilisant d’une façon particulière, leur
mise en oeuvre dépend de processus d’ajustement, d’agencement, de régulation.
Il n’y a pas un modèle opératoire à privilégier, mais des variations à
construire dans l’interaction avec le contexte. C’est donc un saut qualitatif
qui s’exprime avec les gestes professionnels. Ils se déploient en fonction
d’une analyse précise et rapide de l’activité. Ils témoignent du réel de
l’activité mais aussi d’une approche singulière et contextuelle. Quatre
dimensions particulièrement importantes caractérisent le passage vers les
gestes professionnels :
Þ
La liberté
d’agir, le sens postural :
Les
gestes professionnels se déploient sur fond d’indétermination de la situation
de classe. Les activités de planification d’une leçon ont tendance à masquer la
liberté d’agir de l’enseignant. Pourtant, il y va de son sens de l’aménagement
de la situation, en travaillant à son approfondissement, à son prolongement, à
sa bifurcation. Les gestes qu’il mobilise ont une amplitude différente de ceux
qui avaient été envisagés parce que l’interaction avec la classe oppose une
réalité autre. Cette capacité à ouvrir une situation, à la développer suppose tout à la fois un
sens de l’action et un sens postural. La liberté d’agir puise sa force dans la
dynamique identitaire, il s’agit tout à la fois de ne pas perdre de vue
l’objectif poursuivi et de ne pas se perdre dans les réajustements en gardant la souplesse et la clairvoyance du point de
vue adopté. On retrouve là encore la phénoménologie de l’homme capable
(Ricoeur, 2004). L’enseignant n’a pas « la vue basse » rivée à sa
fiche de programmation mais intègre dans
sa gestualité une perception élargie. Cette capacité à jouer avec la
situation rappelle l’analyse jubilatoire à laquelle procède Sartre dans les
mouvements du garçon de café qui joue avec la situation sans jamais camper dans
une identité (Sartre, 1943). Avec la liberté d’agir et le sens postural,
on saisira alors l’empan du geste professionnel, geste minimaliste ou geste de
développement de la situation.
Þ
Le sens du
kairos :
De
façon contiguë avec la caractéristique précédente, le sens du kairos relève du
sens de l’improvisation, de l’intuition de l’instant. L’enseignant saisit le
bon moment pour intervenir, fait preuve de prise de risque. Joue sur le
déroulement de l’action prévue pour lui donner une autre teneur. L’imprévu est
transformé en événement favorable. On retrouve là ce que les spécialistes de la
culture grecque (Detienne et Vernant, 1974) ont dénommé la métis dans l’acte
inventif qui prend appui sur l’occasion favorable. Le sens du kairos apparaît
dans le geste opportun, émergent. La créativité de l’acteur résulte de cet art
de l’improvisation puisqu’il s’agit de
jouer avec les temporalités mais aussi de manœuvrer avec les cadres de la
situation (Goffman, 1973). Les
arrangements scéniques, les emboîtements de cadres sont rendus possibles par la
dynamique dialogique mise en place par l’enseignant (Bucheton 2005). Ainsi, « dans une même situation de classe
l’enseignant peut circuler sur la scène frontale (toute la classe), sur la
scène duale (dialogue spécifique avec un ou deux élèves à une table), dans les
scènes de groupes restreints, il peut aussi surveiller de près et intervenir
sur les scènes de coulisse où se jouent entre les élèves des jeux divers, tout
en observant la scène privée qi se manifeste par les regards et le corps des
élèves silencieux. » Art du jongleur,
art de l’éventail, autant d’expressions métaphoriques pour valoriser le
pluriagenda de l’enseignant.
Þ
Le sens de l’altérité :
Le geste professionnel se caractérise par un rapport au monde qui
reconnaît l’existence d’un autre.
L’interaction se transforme en inter - relation, l’accueil est alors possible.
La dimension intersubjective de la relation éducative suppose l’acceptation de
la différence, et l’idée que l’on peut aller à la rencontre d’autrui. Deleuse
(1996) parle d’une « double capture » dans la relation ; le formateur
assumerait son devenir - formé, en faisant en sorte de favoriser les conditions
de l’apprentissage, et le formé son devenir -formateur en gagnant une autonomie
nouvelle dans l’étude. Recevoir un geste ou faire un geste c’est tendre vers
une rencontre interpersonnelle, le geste n’est pas seulement un signal avec
lequel l’apprenant doit obtempérer, il est une invitation à comprendre et à
agir.
Þ
L’adresse du geste :
Avec
le geste, se joue la transmission de valeurs éducatives. Dans l’adresse, on peut
donc considérer le fait de se soucier de l’autre, car faire un geste c’est
penser à l’autre. Cette forme expressive de l’agir est ressentie par les élèves
qui parlent de leur perception de l’enseignant. L’exemple de Camus (1994) nous
introduit dans une rencontre entre un jeune élève et un enseignant ; bien
des témoignages retracent l’importance de l’adresse du geste. La portée
éducative des gestes est
particulièrement observable en situation didactique. Une recherche conduite
lors d’une séance de lecture interprétative a permis de mettre en évidence la
façon dont un professeur valorise le point de vue d’un élève dans le geste
d’invitation à prendre la parole (Jorro & Croce-Spinelli, 2003).
L’adresse du geste c’est aussi sa
mesure, sa retenue. De nombreux pédagogues ont insisté sur les effets nocifs de
la relation autoritaire pour insister sur les valeurs de respect et de
considération. Une dimension éthique traverse la gestualité.
3 – Vers une matrice de l’agir
professoral
A ce stade de la réflexion, il importe de basculer vers les
dimensions empiriques de la recherche. Sur la base de ces références
théoriques, une grille d’analyse de l’agir professoral a été élaborée en
essayant de saisir le caractère matriciel de l’activité dans des situations de lecture
d’album, dans la situation de mathématiques. A ce jour, nous proposons une
matrice de l’agir où s’entrelacent parole – pensée – action - relation. Les
gestes langagiers, de mise en scène du savoir, d’ajustement de l’action et les
gestes éthiques entrent pleinement dans l’activité professorale si bien le
schéma ci-après donne à voir la quadruple vie de l’activité professorale :
Gestes
langagiers Gestes de mise en scène du savoir
Gestes professionnels
Gestes
d’ajustement Gestes
éthiques, ethos
de
/ dans la situation
`
Matrice
de l’agir du professeur
Les gestes langagiers :
Cet analyseur nous
paraît particulièrement opérer dans l’agir professoral. Il permet notamment
d’observer / analyser la posture énonciative de l’enseignant devant la classe.
De même, il importe de saisir les accents didactiques ponctuant les moments de transition d’une
leçon à l’autre, institutionnalisant des objets de savoir (reprise d’un
concept, clarification d’une notion), incitant au retour au calme, régulant une
prescription (reformulation d’une consigne). En outre, le langage du professeur
apparaît-il spécialisé (porteur d’une vigilance épistémologique de la
discipline travaillée) ou commun ? Est-ce un lexique propre au monde
scolaire ? Ces registres sont-ils appréhendés par les élèves ? Y
a-t-il écoute, négociation de sens, maintien des malentendus chez les élèves.
Les gestes de mise en scène du savoir
Ces gestes permettent
au professeur de relier l’activité intellectuelle des élèves aux enjeux
didactiques poursuivis. Les savoirs et les modalités de traitement de ces savoirs
en situation d’enseignement importent particulièrement. Les gestes de
désignation d’un objet de savoir, de monstration des artefacts, de vérification
des traces écrites,
d’institutionnalisation du savoir sont censés orienter l’activité des
élèves. La construction de la pensée abstraite, le maniement des concepts par
la classe, constituent l’arrière - fond de
l’activité du professeur.
Les gestes d’ajustement de l’action
Ces gestes relèvent
du kaïros, de la capacité à intervenir sur le déroulement de l’activité, sur le
rythme de l’action (anticipation, accélération, actualisation), sur la
modification d’une consigne, sur sa reprise…sur l’invention d’une stratégie
nouvelle, sur la prise en compte d’une demande émanant de la classe… Les gestes
d’ajustement peuvent concerner directement le
professeur - stagiaire et relever de gestes de réassurance dès que le
professeur s’entoure d’aides (fiches de préparation, trame de cours…).
Les gestes éthiques
Ces gestes témoignent
du type de relation instaurée entre élèves et professeurs selon les formats de
la communication et de l’appréciation scolaire. Avec le format de la
communication, l’activité du professeur occupant le devant de la scène ou
restant en retrait pour favoriser l’activité de la classe et ainsi promouvoir
le développement de l’autonomie, sera étudiée. En particulier, l’ethos de l’enseignant peut inciter les
élèves à entrer dans une activité d’étude ou, a contrario, générer des rapports
de domination, de captation. Les gestes
éthiques supposent des gestes de retenue dans le dialogue : le silence, la tolérance à l’égard des
réflexions sont des indicateurs d’une attitude d’écoute et de respect… Par
ailleurs, le format de l’appréciation scolaire tend à mettre en évidence le
positionnement de juge ou d’ami critique incarné par le professeur. La posture
éthique du professeur peut ouvrir sur une relation d’accompagnement et de
conseil.
4 - Configurations de gestes professionnels
La matrice de l’agir professionnel court le risque d’être comprise
dans sa structuration invariante : agir en classe reviendrait à mobiliser
quatre gestes fondamentaux. Ce principe est vite démenti en situation puisque
le professeur actualisera de façon très personnelle ces dimensions de
l’activité, atténuant ou survalorisant l’une d’elles. Notre approche n’est donc
pas structuraliste, elle cherche à mettre en évidence les modalisations à
l’oeuvre dans la gestuelle. C’est un changement de paradigme qui est en
jeu et, à la suite de Laplantine (2005),
il s’agit de développer un lecture non pas structurale mais modale de l’agir.
Une approche plus singulière, où le style marque l’affranchissement d’un modèle
de l’action, permet de saisir l’épaisseur de l’activité. C’est dire toute la
plasticité à laquelle sera soumise la matrice, ce qui conduit à envisager les configurations de
gestes professionnels.
Pris isolément, les gestes sont des invariants, réinscrits dans le
processus, ils apparaissent sous des associations complexes, des configurations
de gestes qui apportent le niveau singulier de l’activité professorale. Le
professionnel se libère du genre en marquant ainsi une empreinte personnelle.
La difficulté de la recherche réside précisément dans le fait que les gestes
professionnels ne se livrent pas dans un moule type mais apparaissent sous des
configurations plus ou moins performantes pour la réussite de l’action.
Une
recherche conduite sur un début de cours en classe de CE1 dans
une situation de mathématiques nous a permis de caractériser l’agir du
professeur (Jorro, 2004). Dans la situation analysée, l’enseignante prépare les
élèves à un changement de séquence et cherche à les mobiliser dans une phase de
rupture - enchaînement. Consciente de
l’importance du rituel de passage, elle cherchera à faire passer les élèves
dans une autre situation d’apprentissage. C’est le moment crucial de la mise en
scène corporelle et langagière de cette phase de transition qui nous intéresse
ici. Par sa présence corporelle et par la détermination langagière dont elle
fait preuve, l’enseignante structure la phase de passage et crée l’adhésion des
élèves. L’énoncé de la consigne est assorti de mimiques et de gestes qui
annoncent un changement de contexte. La présence
énonciative du professeur induit les comportements convergents des élèves qui
organisent leur espace de travail. Le corps de l’enseignante constitue un point de repère pour les élèves
qui s’en remettent à elle en la regardant et en prenant note de la consigne. On
peut saisir l’importance des gestes langagiers et des gestes d’ajustement de la
situation au cours de la phase de transition. L’économie de langage
traduit une retenue dans la communication,
l’enseignante désire être entendue et évite toute possibilité de
brouillage qui contrarierait le changement annoncé et pour lequel les élèves se
préparent. La
tension de l’enseignante est perceptible dans les déambulations, dans les
mouvements des bras, dans le maniement
du classeur d’un élève, dans la main rapidement posée sur la tête d’un élève,
ces micro - actes témoignent de la mise en alerte du professeur. Le ton assuré
de l’enseignante est parfois atténué par des gestes d’ajustement (regard sur le
document) qui échappent aux élèves. Au cours de cette phase de transition qui
dure 1m08, les déplacements de l’enseignante montrent une posture d’attente,
les positionnements des mains indiquent une certain inconfort (derrière le dos
puis devant), les regards sur le document sont autant de prises de repères.
Cependant, ces gestes de réassurance seront recouverts par la détermination qui
se dégage de l’accent didactique. L’analyse du corps parlant de l’enseignante
nous renseigne sur l’épreuve qui consiste à installer un cadre nouveau pour
agir.
II - La
reconnaissance professionnelle
Dans la première partie, une modélisation de l’agir professionnel
a été proposée. Il s’agit maintenant de considérer comment l’enseignant peut se
reconnaître dans son activité mais aussi comment un observateur externe peut
reconnaître la professionnalité d’un enseignant. La problématique de la
reconnaissance professionnelle côtoie celle de la réflexivité des
acteurs :
-
Elle nécessite
l’adoption d’une posture « méta », un regard rétrospectif sur une
activité, sans pour autant céder aux tentations de la décomposition infinie.
-
Elle intègre
également une dimension identitaire qui permet à l’acteur de se dire, de parler
de son activité, elle suppose un processus d’autorisation
-
Elle comprend
un processus évaluatif qui interroge la valeur de ses actes pour entrevoir leur
consistance ou leur fragilité et envisager des ajustements.
Ces aspects
soulèvent de grandes difficultés tant théoriques que pratiques. Qu’est ce que
se reconnaître en tant que professionnel ? Que sous-tend un tel
processus ? Quelles sont les modalités et les formes de reconnaissance
professionnelle ? Reprenons chaque point.
A ) Se reconnaître
en tant que professionnel ?
Le processus de
reconnaissance s’effectuerait à partir d’un triple plan :
-Par un processus
d’identification reposant sur une relation d’identité qui n’est pas stricte.
« Identifier (quelque chose) en établissant une relation d’identité entre
un objet, une perception, une image… ; et un autre, au moyen d’un
caractère commun déjà identifié… » (Ricoeur, 2004, p.29). Se reconnaître
ou être reconnu passe par le repérage d’un signe spécifique dans l’activité qui
autorise un rapprochement avec un modèle professionnel.
- Par un processus
d’estime de soi : une image de soi dans l’action est alors mobilisée, dont
la teneur sera plus ou moins gratifiante. Ce processus de reconnaissance est
parfois freiné quand l’acteur se défend d’évoquer ses réussites. La
reconnaissance professionnelle mobilise une image du soi professionnel, un
ethos professionnel.
- Par une dimension
évaluative qui réside dans le fait d’apprécier la professionnalité d’un acteur
à partir d’un référentiel. Le registre évaluatif reste problématique puisque
sur le terrain de la formation une multitude de
grilles d’observation circule en formation. Ces grilles hétérogènes dans
les systèmes de valeurs véhiculés brouillent les processus de reconnaissance
professionnelle. Pourtant, la dimension évaluative apporte l’idée de potentialités à actualiser, de
possibilités à investir.
B) Les angles de saisie de la professionnalité
Les angles de saisie de l’agir professionnel déterminent les
processus de reconnaissance de la professionnalité. Aussi, importe-t-il de
différencier les différentes focales potentiellement actualisables dans le
processus de reconnaissance. Nous en distinguerons trois :
-
une approche
macro qui permet d’interroger les dimensions socio-culturelles de l’univers du
travail enseignant. Les valeurs de la qualité et de l’efficacité deviennent des
standards internationaux de la
professionnalité éducative. Dans ce cas, la reconnaissance
professionnelle sera tributaire d’une relation de correspondance avec les
critères de qualité et d’efficacité, voire de mesure avec les indicateurs qui
en découlent.
-
Une approche méso qui offre un éclairage sur les communautés de
pratiques : les stratégies de
défense et de promotion des professions, l’importance des processus de
coopération professionnelle, l’implication dans les institutions et dans les
réseaux. La reconnaissance s’effectuera à partir des critères d’implication, de
participation, de coordination, de coopération.
-
Une approche micro qui relève de l’action située. Les analyseurs
de l’agir professionnel sont caractérisées par des critères à partir desquels
l’évaluation peut être enclenchée.
Ces trois focales partagent un même principe : la
reconnaissance s’effectue sur la base de traces permettant la reconnaissance.
C’est sur le statut de la trace qu’il nous faut revenir, la trace est plus
qu’une trace, une référence partagée et stabilisée qui autorise le
déclenchement du processus de reconnaissance. Sur ce point précisément intervient
l’activité évaluative qui légitime et valide la référence sans laquelle l’acte
évaluatif ne peut opérer.
Le schéma ci-après situe les trois focales à partir desquelles la
reconnaissance professionnelle pourrait être envisagée.
La
focale sur laquelle nous travaillons est celle d’un agir situé dans une
situation de classe. Cet angle de saisie est déjà complexe et les difficultés
ne manquent pas. En premier lieu la théorisation de l’activité enseignante
n’est pas stabilisée. Comment parler de ce que l’on fait sans disposer
d’analyseurs fiables. De même, peut-on évaluer l’activité enseignante alors que
sa théorisation est inachevée ? Quels sont les référentiels en jeu, sur quels modèles prennent-ils appui ?
Ces questions ont été abordées (Paquay, 1994, 2004, Perrenoud 1999) mais elles
ne font pas l’objet d’un positionnement scientifique. Dans les pratiques
professionnelles comme en formation, la subjectivité la plus grande circule
dans les activités de reconnaissance professionnelle.
C) - Modalités de la reconnaissance
professionnelle :
Nous
distinguons deux modalités de la reconnaissance professionnelle, une approche en situation, et une approche
globale permettant de saisir le professionnel dans une perspective diachronique
et synchronique.
1 – L’ approche ciblée, en situation
L’approche en situation
requiert une clarification du modèle de l’activité enseignante. Sans
référentiel, il paraît difficile d’orienter un regard, de fonder une analyse et
de repérer l’importance des actes mobilisés. Le référentiel annonce une
stabilité des valeurs accordées à l’activité et une possibilité de construire
un regard sur la complexité de l’action.
Passer de l’analyse à l’évaluation suppose un renversement de
perspective : la hiérarchisation des valeurs de l’action, la réflexion sur
l’atteinte de ces valeurs sont en jeu. Ainsi, la reconnaissance consiste à
identifier un geste, à saisir sa valeur symbolique et pragmatique, à prendre position sur la mobilisation
ultérieure de ce geste.
De la modélisation
présentée plus haut, nous dégageons les critères de pertinence en ce qui
concerne l’activité langagière, les critères de médiatisation, de validité et
de fiabilité de la transposition dans les gestes de mise en scène des savoirs,
les critères d’opportunité de l’intervention, de synergie de l’action,
d’efficacité dans les gestes d’ajustement, les critères d’équité
d’accompagnement, de partage de l’activité, de responsabilité, de réflexivité
en ce qui concerne les gestes éthiques.
Cette
liste de critères demande à être affinée et partagée par une communauté de
pratiques mais la question de l’évaluation est-elle pour autant réglée si
l’évaluateur garde cette seule approche ?
2
- Une approche globale
L’approche
globale permet de reconstituer la trame
de l’activité professionnelle d’un point
de vue diachronique. L’expérience du professionnel est alors dépliée. Les
difficultés sont nombreuses pour les acteurs: vision déficitaire de sa propre
activité, prégnance d’une conception normative et rationnelle (le référentiel
métier l’emporte), sémantique de l’activité singulière introuvable ( Jorro,
2005). Dans le foisonnement des théories de l’action, nous distinguons trois niveaux
d’appréhension à partir desquels la reconnaissance professionnelle peut
être envisagée :
-
évaluer selon
une conception rationnelle de l’action suppose un processus de reconnaissance
-identification
-
évaluer selon
le modèle de l’action située pour reconnaître les transformations en jeu
-
évaluer selon
une lecture herméneutique pour saisir le fil conducteur d’une pratique.
1- La
reconnaissance - identification :
Cette forme de reconnaissance suggère un
travail d’analyse sur les savoirs d’action mobilisés et agis par le formé.
L’explication de ces actions met en évidence les actes exigés par les tâches
prescrites. La validation de ce passé de
l’action peut être conduit sur le mode de la conformité par rapport à un
référentiel donné.
2- La
reconnaissance transformation :
Cette forme de reconnaissance tente de
valoriser le pouvoir d’agir de l’acteur, à partir des épreuves rencontrées, des
incidents critiques qu’il a résolus en inventant des démarches nouvelles pour
lui. La conscience du franchissement des seuils, de la mise en œuvre des
combinaisons, d’arrangement pour s’en sortir constitue des critères
interprétatifs à partir desquels des indicateurs seront dégagés. L’acteur agit
en fonction d’un contexte et improvise de manière pertinente, il manifeste le
sens du kairos.
3- La
reconnaissance – implication
Cette forme de reconnaissance
s’intéresse à la posture du formé, notamment à sa construction identitaire en
terme de goûts, d’affinités, de positionnements sur des valeurs, des questions
récurrentes, mais aussi des stratégies à l’œuvre et des dynamiques identitaires
en jeu (Kaddouri, 2000 , 2002, Osty 2003) tout au long de l’expérience
professionnelle. Le langage de l’implication se déploie autour des critères
d’adhésion, de participation, de coopération, de beauté du travail effectué,
d’investissement, de plaisir de faire, de transformation de soi, de découverte
de vocation. Les dimensions existentielles sont présentes : les valeurs de
l’acteur sont appréhendables dans la durée. De même, les interactions avec le
contexte in fléchissent les actions.
Notre travail de recherche nous conduit à avancer l’idée
selon laquelle l’agir professionnel requiert un travail de théorisation aussi
bien au niveau de sa description que de son appréciation. De nombreux travaux
ont pris un aspect de la dimension enseignante (Postic, 1977), la reconnaissance
de la professionnalité suppose un triple langage puisqu’il s’agit, rien de
moins, que de pouvoir analyser – évaluer - réguler un agir professionnel.
L’analyse de l’activité constitue un pas décisif pour
rendre une pratique intelligible. Mais la démarche ne peut s’arrêter là, il
importe de reconnaître la valeur de l’activité, d’en entrevoir les
développements possibles.
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[1] Anne
Jorro, Professeure en Sciences de l’Education , Université de Toulouse 2,
Responsable de l’équipe EVASEF – CREFI - jorro@univ-tlse2.fr
[2] Ce travail a été
possible dans le cadre du laboratoire de recherche de l’UMR-ADEF de
l’université de Provence de 2001 à 2005 et dans celui de l’ERT de l’IUFM de Montpellier de 2003 à 2006 (en tant
que chercheure associée).
[3] Aujourd’hui, la
recherche sur la reconnaissance professionnelle se déroule dans le cadre du
laboratoire CREFI-EVASEF, département des Sciences de l’Education de l’université de Toulouse 2, depuis le 1er
septembre 2005 et au sein du réseau international de la RVAE (Admée-Europe)..
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